En ligne depuis le 18/03/2020
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Description
Sabrina Krief, professeure du Muséum national d'Histoire naturelle et responsable du Sebitoli Chimpanzee Project en Ouganda, montre dans cette vidéo que l'outil n'est pas le propre de l'homme. Retraçant les grandes observations scientifiques de ces dernières décennies sur le sujet, elle montre également qu'il existe de véritables cultures chez d'autres animaux, cultures qui peuvent être matérielles ou immatérielles.
Objectifs d'apprentissage :
- Comprendre ce qu’est un outil et découvrir l’usage d’outils chez d’autres animaux.
- Comprendre l’existence de véritables cultures, matérielles ou immatérielles, chez d'autres animaux.
État
- Labellisé
Langues
- Français
Licence Creative Commons
- Pas d'utilisation commerciale
- Pas de modification
- Paternité
Nature pédagogique
- Cours
Niveau
- Bac+2
- Bac+3
Thèmes
- Ecosystèmes et biodiversité
Types
- Grain audiovisuel
Mots-clés
Contributeurs
Krief Sabrina
MNHN - Muséum national d'Histoire naturelle
Institutions secondaires
Ce document contient la transcription textuelle d’une vidéo du MOOC UVED «Vivre avec les autres animaux ». Ce n’est donc pas un cours écrit au sens propre du terme ; le choix des mots, l'articulation des idées et l’absence de chapitrage sont propres aux interventions orales des auteurs.
Outils et cultures chez les autres animaux
Sabrina Krief,Professeure au MNHN, responsable du Sebitoli Chimpanzee Project en Ouganda
1. Remise en contexte historique
Jusqu'aux années 60, l'outil est considéré comme étant le propre de l'homme. C'est pour cette raison que lorsque le fameux anthropologue Louis Leakey, dans les gorges de l'Olduvaï en Tanzanie, découvre des ossements humains associés à des outils de pierre, il nomme son spécimen Homo habilis, considérant que ça ne peut être qu'un représentant du genre humain qu'il a découvert. Quelques mois plus tard, il envoie Jane Goodall, la primatologue, étudier les chimpanzés à Gombe, en Tanzanie, pour essayer de mieux comprendre l'évolution humaine. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque, quelque temps plus tard, Jane Goodall lui envoie des nouvelles indiquant que les chimpanzés de Gombe utilisent des outils, à savoir des brindilles pour pouvoir attraper des insectes. Ceci remet évidemment en cause sa définition de l'homme et de l'outil, mais les préhistoriens et les anthropologues s'attachent à penser que l'industrie lithique, donc celle qui utilise des outils en pierre, reste associée au genre humain. Pourtant, dans les années 80, Christophe et Edwige Boesch, travaillant dans la forêt Taï en Côte d'Ivoire, mettent en évidence que les chimpanzés utilisent des pierres pour casser des noix.
2. Définition
En fonction des définitions et des disciplines, un outil peut prendre différentes formes. La définition utilisée ici est la suivante : un outil est un objet de l'environnement, détaché de son substrat ou bien attaché, mais manipulable, qui est utilisé pour modifier efficacement la forme, la position ou la condition d'un autre objet, d'un autre organisme ou de l'utilisateur lui-même. Il est porté et manipulé directement par l'utilisateur pendant ou avant son usage et est orienté avec un objectif précis qui est atteint correctement et efficacement grâce à cet outil.
Avec cette définition, on voit qu'il y a une diversité de contextes et d'espèces qui finalement font usage d'outils.
3. Utilisation chez les autres animaux
Au cours des années de recherche qui vont suivre, on va pouvoir mettre en évidence que des outils sont utilisés par différentes espèces comme, par exemple, des loups, des mangoustes, des éléphants, à la fois pour se procurer de la nourriture mais aussi pour chasser, pour se battre, pour se protéger, pour avoir des activités de maintenance comme se nettoyer, et dans le cadre d'interactions sociales.
Mais ce qui est probablement le plus étonnant est que non seulement des vertébrés, à la fois dans les airs, sur terre et sous l'eau, comme par exemple des oiseaux, vont faire usage d'outils, mais également des invertébrés. Sous l'eau, on observe que les dauphins peuvent utiliser des éponges pour protéger leur rostre et se procurer de l'alimentation dans les fonds marins sans se blesser, mais également des poulpes qui vont utiliser des coques comme abris et se protéger de prédateurs. Ce n'est évidemment pas la même chose que le bernard-l'hermite qui, lui, va utiliser une coquille, mais l'utiliser de façon constante et dans ce cas-là, on n'a pas affaire à un outil.
Quant aux pierres qui font l'objet de discussions au sein des préhistoriens, des anthropologues et des primatologues, elles sont utilisées dans différents contextes par les primates pour casser des noix, non seulement par les grands singes, mais aussi par les capucins. Elles sont aussi utilisées pour la production d'éclats ce qui sera une découverte majeure dans les années 2016 qui montre que l'humain n'est pas le seul à produire des éclats et que ce comportement est bien partagé par des espèces animales. Certains comportements relatifs aux pierres restent tout à fait mystérieux. Par exemple, il y a celui dans lequel les macaques japonais entrechoquent et accumulent des pierres ou bien encore celui des chimpanzés qui utilisent et accumulent des pierres qu'ils vont lancer contre des troncs.
On voit donc que la définition de l'outil est complexe et il semble que tous les outils ne se valent pas. Pour essayer d'établir une sorte de gradation dans ces outils, les chercheurs ont mis en évidence qu'il était parfois nécessaire que les utilisateurs comprennent leur tâche. Ils ont aussi mis en évidence le fait qu'il pouvait y avoir un répertoire plus ou moins large d'outils pour chaque espèce, avec une utilisation dans des contextes parfois différents. La complexité ne se limite pas uniquement à l'outil, mais également à sa fabrication et on peut donc avoir à la fois des proto-outils, mais aussi des associations d'outils et des métaoutils, avec utilisation d'un outil pour en fabriquer un autre par exemple.
4. L’exemple des chimpanzés
Si on prend le cas des chimpanzés, des baguettes sont utilisées à la fois pour se procurer des insectes ou bien le produit de ces insectes, à partir de nids qui peuvent être extérieurs ou souterrains, comme c'est le cas pour les abeilles mélipones. Dans ce cas-là, les chimpanzés vont utiliser des baguettes fines pour sonder et explorer le tour de l'émergence de la galerie des abeilles, puisque le nid n'est pas construit à l'aplomb de cette ouverture, mais est excentré. Ces premiers outils vont servir à sonder, et un second outil va être utilisé pour creuser un tunnel et pouvoir accéder directement au miellat.
Si on regarde par exemple un chimpanzé de Sebitoli en action, on comprend la complexité de la tâche qui est associée à la fabrication de l'outil. Il va d'abord détacher la branche de son substrat, l'utiliser sans vraiment l'effeuiller, puis l'effeuiller. Ensuite, il va faire usage de force pour perforer le sol et essayer d'atteindre le nid puis dans un autre temps, le chimpanzé va devoir raccourcir son outil pour en limiter la flexibilité et avoir plus de force afin d'arriver à son objectif, qui est celui d'atteindre le miellat.
5. Outils et cultures
Ce qui a le plus marqué les dernières années de recherches autour de ces utilisations d'outils est probablement l'article paru en 1999 qui fait référence à des cultures dans le monde animal et tout particulièrement chez les chimpanzés. Cet article compile 151 ans d'observation, qui ont été accumulés sur 7 sites différents par 9 auteurs et met en évidence 65 comportements tout à fait particuliers, parmi lesquels 39 sont vraiment spécifiques à certaines communautés.
Pour qu'un comportement soit décrit comme étant culturel, il ne faut pas qu'il soit universel. Il faut qu'il soit présent et fréquent dans certains groupes sociaux, avec un certain taux d'observation, et il ne faut pas que leur absence soit expliquée par des conditions écologiques. De cette façon, on peut décrire pour chaque groupe social un répertoire d'activités qui sera différent du groupe social voisin.
Il ne faut donc pas que l'on puisse observer de déterminisme génétique ou environnemental. Il faut observer des innovations ou des transmissions entre les individus, soit par imitation, apprentissage ou facilitation sociale. Ces utilisations d'outils ou ces comportements doivent être standardisés et diffusés au sein du groupe social et entre les générations.
Cette définition met en évidence qu'il peut cependant y avoir quelques exceptions. C'est le cas par exemple pour les chimpanzés dont la longueur de la baguette va être ajustée probablement à l'agressivité de la fourmi, lesquelles vont essayer de se mettre le plus loin possible de leur proie qui est agressive et qui va mordre, et donc adapter la longueur de la baguette à des conditions qui peuvent être environnementales malgré tout.
Une étude tout à fait passionnante a été publiée. Elle met en évidence un site archéologique du cassage de noix chez les chimpanzés et montre cette transmission au cours des générations, puisque les objets de pierre qui ont été récupérés possédaient à leur surface des grains d'amidon qui ne venaient pas de plantes utilisées par les humains. On est donc sûr que ce sont des outils de chimpanzés et que ce site de cassage de noix était présent depuis 4 300 ans, donc 200 générations de chimpanzés qui se sont succédé pour utiliser ces outils.
6. Discussion
Une des remarques que font les préhistoriens et les anthropologues est que la principale différence, probablement, aujourd'hui qui subsiste entre les cultures humaines et les cultures animales est que la culture humaine est cumulative et donc petit à petit, les objets s'améliorent et évidemment évoluent. Certains primatologues ont mis en avant qu'on voyait aussi ce phénomène exister chez les chimpanzés, par exemple. Ainsi, la baguette peut être utilisée comme un outil pour collecter, tout simplement, mais elle peut aussi être déviée de sa tâche primaire et être utilisée comme pilon ou comme élargisseur et on voit donc des améliorations à partir d'un même substrat.
Il est important aussi de noter que ces comportements culturels ne s'observent pas uniquement dans un contexte alimentaire et donc de survie et d'augmentation des ressources que l'animal peut se procurer, elles existent aussi lors de comportements sociaux et, qui plus est, des comportements non matériels. On peut ainsi citer la poignée de main au-dessus de la tête de certains chimpanzés pour s'épouiller, ou encore la danse de la pluie ou les charges des cascades. On peut aussi citer l'existence de dialectes, tout particulièrement chez les baleines à bosse, qui de plus évoluent au cours du temps et des migrations des animaux.
7. Conclusion
On se rend compte que si l'outil et les cultures étaient jusqu'à présent considérés comme le propre de l'homme, c'est bien partagé avec les autres animaux. Il serait cependant encore plus intéressant de pouvoir décrire un propre de chaque espèce pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Ces études mettent également en évidence un point crucial, à savoir que l'on ne peut compenser la perte d'une partie d'une espèce, d'un groupe social, par la préservation d'un autre groupe social. Si on garde ce processus de préservation, on va perdre la diversité culturelle et donc l'érosion de la diversité de la biodiversité sera associée à une érosion de la diversité culturelle du monde animal.