En ligne depuis le 29/09/2021
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Description
Alix Levain, chargée de recherche au CNRS, étudie dans cette vidéo le phénomène de confrontation des populations littorales aux pollutions marines. Elle prend l'exemple des marées vertes en Bretagne et examine à la fois la diversité et l'évolution des regards posés sur cette pollution marine d'origine terrestre.
Objectif d’apprentissage :
- Appréhender les facteurs qui peuvent expliquer la diversité des regards posés sur les pollutions marines.
État
- Labellisé
Langues
- Français
Licence Creative Commons
- Partage des conditions à l'identique
- Pas d'utilisation commerciale
- Pas de modification
Nature pédagogique
- Cours
Niveau
- Bac+3
Thèmes
- Environnement - Santé
- Les problématiques environnementales
Types
- Grain audiovisuel
Mots-clés
Contributeurs
Levain Alix
CNRS - Centre National de la Recherche Scientifique
Alix Levain, Chargée de recherche au CNRS
L'ampleur des pollutions marines d'origine humaine est largement documentée aujourd'hui, par exemple par des larges expertises internationales menées sous l'égide de l'Organisation des Nations Unies. Et elle a quelque chose de vertigineux.
Mais il est plus fréquent de se confronter aux pollutions marines par les alertes dont elles font l'objet dans les médias ou de la part des scientifiques, que d'en faire l'expérience soi-même au travers de signes tangibles. Les terriens et les terriennes qui n'observent la mer que du rivage n'ont que rarement l'occasion d'en faire l'expérience. Les pollutions marines échappent bien souvent à leur regard. Une des rares configurations des formes de rencontre directe que l'on peut rencontrer, c'est l'échouement. Le processus par lequel retournent au rivage, au rivage habité, bien sûr, des formes matérialisées de l'impact des activités humaines sur les milieux marins.
Alors, pour comprendre les conditions dans lesquelles des récits des pollutions marines peuvent émerger, partons dans une petite station balnéaire de la Manche. On va à Saint-Michel-en-Grève sur la côte nord de la Bretagne. On est en 1971 et c'est sans doute ici que pour la première fois les marées vertes sont documentées dans une archive publique en France. Le poids pris par ce document va au-delà de l'information sur un site particulier comme on va le voir.
Ce document nous donne accès, en effet, à ce que l'historien Alain Corbin nomme des "régimes de sensibilité passés" et sur les conditions sociales localisées dans lesquelles se forment les perceptions et les jugements sur les pollutions marines. Et ici, pour les élus de ce petit bourg littoral qui ont vu des algues vertes arriver massivement et brutalement sur leur littoral, il s'agit d'une pollution accidentelle venant de la mer, disent-ils, et impliquant une algue d'une espèce nouvelle.
S'agissant d'un phénomène qui est décrit par eux comme inédit et dont les causes sont largement inconnues à l'époque, pourquoi le terme de pollution est-il ici retenu ? Eh bien, parce que cet échouage, si impression et inédit qu'il soit, entre en résonance avec des évènements passés qui transparaissent dans la description qu'ils en font. Et ils ont en tête, en effet, une catastrophe de référence, si on reprend les termes d'Henry Rousso, qui s'est produite 4 années plus tôt, qui est la marée noire du Torrey Canyon. Et qui est l'étalon à partir duquel ils vont juger, qualifier et problématiser, comme la plupart des habitants du littoral en Bretagne, les pollutions. Une marée noire qui inaugure une longue série à laquelle les rivages vont être confrontés. C'est ainsi que les proliférations d'algues vertes sont nommées "marées vertes" à ce moment et à cet endroit précis, alors que les algues vertes recouvrent l'ensemble du rivage de cette station balnéaire qui se remettra difficilement. Alors, en grossissant le trait, je pourrais dire que d'un certain point de vue, pas de marée noire, pas de touristes, pas de marée verte en 1971 à Saint-Michel-en-Grève.
L'importance de cette situation de référence, mais aussi l'existence et le degré de liberté de ces organisations dont on a parlé en introduction, ces ONG, cette presse libre, ces scientifiques qui s'expriment librement dans l'espace public, font que le même phénomène ne va pas prendre le même relief, ne va pas avoir le même sens ni la même importance suivant les configurations dans lesquelles il se produit.
Et pour s'en convaincre, on peut faire un déplacement important et se retrouver sur la côte est de la Chine, dans la belle ville côtière de Qingdao, où se produisent, depuis 2008, les plus importantes marées vertes du monde. Et vous voyez ici une vendeuse d'algues qui vend sur la corniche des algues de la même espèce que celles qu'on trouve en Bretagne, qui causent les marées vertes et qui sont très appréciés des consommateurs de la ville. En revanche, ni cette dame, ni ces habitants de Qingdao n'accepteraient de se baigner dans les marées vertes qui couvrent l'ensemble de la baie de Qingdao et qui ne dérangent pas du tout, par contre, les touristes qui n'ont jamais vu la mer.
Donc on peut faire de la pollution à partir de ces exemples une lecture complémentaire, plus anthropologique et considérer la pollution comme une qualification qu'attribuent des sociétés humaines à un moment donné, dans des circonstances données, à un phénomène. Alors, Mary Douglas, qui est une célèbre anthropologue britannique, considère que qualifier un phénomène de pollution, c'est d'abord chercher à imputer une responsabilité, une faute, par rapport à un désordre social qui est constaté et qui est dérangeant.
Ce sont les pollutions diffuses, on le sait, d'origine agricole, qui sont, en Bretagne, largement la cause des marées vertes. Mais évidemment, dans cette région agricole, il n'est pas toujours évident d'associer la structure de l'économie et la structure de la société, à une pollution qui paraît d'origine maritime.
Donc en 2021, les marées vertes ont 50 ans. Et malgré la longueur de cette expérience, on voit que dans la population coexistent des visions très clivées de ce phénomène, dont certains relativisent la gravité, alors que d'autres, au contraire, ont tendance à accentuer le caractère dangereux, inacceptable. La différence entre ces 2 groupes est bien souvent constituée par l'origine rurale ou la proximité avec le milieu rural des personnes qui s'expriment. Ou alors, avec le fait qu'ils utilisent ou pas, la plage comme lieu de loisir, un petit peu comme le font les populations urbaines quand elles viennent en vacances en Bretagne.
Et ces différences perdurent aujourd'hui, même si on observe un point de basculement à la fin des années 2000, avec la mise en évidence par plusieurs associations d'un danger sanitaire associé à la décomposition des algues échouées sur les plages.
Les marées vertes, avec l'émergence de ce danger sanitaire, ne sont plus seulement les nitrates rendus visibles à l'exutoire des rivières. Elles ne sont plus seulement un symbole des dommages de l'agriculture intensive mais elles deviennent une mise en danger de la vie d'autrui par une industrie sans scrupules. Et on le voit dans ce visuel extrait d'un projet de campagne de France Nature Environnement, où l'élevage de porcs est présenté et nommé comme responsable d'une mise en danger des plus fragiles, comme ici un enfant qui joue innocemment dans les algues.
Et de plus en plus, on observe une mise en scène symétrique des autres qu'humains, les algues, les porcs, les animaux domestiques, au service d'une dénonciation de l'industrie agroalimentaire, dont les algues vertes seraient une production directe. On le voit également ici, dans cette œuvre d'un plasticien originaire de Saint-Brieuc, qui représente, qui évoque l'accident dont ont été victimes des chiens dans les algues en 2008.
Cette tension entre le symbole et la réalité quotidienne du vivre avec, est, bien sûr, d'un abord politique très délicat. Parce que le phénomène est clivant. Il est à la fois inacceptable et résistant à l'agir humain. C'est une épreuve aussi, y compris pour les habitants du littoral les plus engagés, qui se retrouvent à la frontière entre 2 mondes et qui tentent de donner un sens à leur combat. C'est ce que souligne cette militante environnementaliste, dont je vais citer les propos tenus en 2013, à l'occasion d'une crise touchant la production agroalimentaire en Bretagne.
"Je suis lâche, je trahis tout le temps. La pollution, elle vient de l'intérieur, c'est notre pollution. Moi je m'associe aux paysans, je me dis 'C'est notre pollution'."
Le silence qui s'installe souvent et qu'avec un certain degré d'extériorité on peut appeler déni, comme le fait, par exemple, Inès Léraud avec Pierre Van Hove, dans cet ouvrage "Algues vertes, l'histoire interdite", qui est sorti en 2019. Finalement, ce déni, c'est un mélange de solidarité, de honte, de lassitude, de doutes, et, effectivement, d'intérêts économiques bien défendus.
Donc construire le récit d'une pollution marine c'est construire le récit d'une histoire humaine de la pollution marine, qui traverse les échelles de temps et d'espace, mais toujours avec de nombreuses ellipses et de nombreux points d'ombre.