En ligne depuis le 15/01/2018
5/5 (3)
Description
Gérard Lacroix, chargé de recherche au CNRS, discute dans cette vidéo (14'31) du fonctionnement des réseaux trophiques, et plus particulièrement du rôle des ressources et des prédateurs. Il explique pourquoi, pour une même quantité de ressources données, des organismes se développent plus ou moins, sur la base de l'étude d'écosystèmes lacustres. Face à la complexité des modèles tentant d'appréhender ces interactions, il souligne l'intérêt de considérer les groupes fonctionnels, plus que les espèces.
Objectifs d’apprentissage :
- Comprendre le phénomène de cascade trophique
- Appréhender l’usage des cascades trophiques en ingénierie écologique.
Contexte
Cette vidéo fait partie de la semaine de cours "Les bases écologiques de l'ingénierie écologique" du MOOC Ingénierie écologique.
Restaurer des écosystèmes dégradés, dépolluer des milieux, créer des continuités écologiques, développer une agriculture plus respectueuse de l'environnement, sont autant de défis qui se posent aujourd'hui à nous. Pour y répondre, de plus en plus de réflexions et de pratiques se tournent vers l'ingénierie écologique, solutions que l'on dit "basées sur la nature". Ce MOOC vous propose d'en découvrir les fondements, les enjeux, les outils, les acteurs ainsi que les conditions de mise en œuvre.
État
- Labellisé
Langues
- Français
Licence Creative Commons
- Partage des conditions à l'identique
- Pas d'utilisation commerciale
- Pas de modification
- Paternité
Nature pédagogique
- Cours
Niveau
- Bac+3
- Bac+4
Thèmes
- Ecosystèmes et biodiversité
Types
- Grain audiovisuel
Mots-clés
Contributeurs
Lacroix Gérard
Ce document contient la transcription textuelle d’une vidéo du MOOC UVED « Ingénierie écologique ». Ce n’est donc pas un cours écrit au sens propre du terme ; le choix des mots, l'articulation des idées et l’absence de chapitrage sont propres aux interventions orales des auteurs.
Contrôle par les ressources et par les prédateurs des réseaux trophiques
Gérard Lacroix
Chargé de recherche, CNRS
De multiples facteurs interviennent dans le contrôle de l’organisation des communautés d’organismes vivants au sein des écosystèmes naturels, qu’ils soient terrestres ou aquatiques. Je vais vous présenter plus spécifiquement le rôle des ressources et des prédateurs dans l’organisation des réseaux trophiques en prenant des exemples dans des systèmes aquatiques continentaux.
1. Importance des ressources
On s’est rendu compte au cours du XXème siècle de l’importance des ressources en analysant un très grand nombre de lacs sur la planète. Les chercheurs ont cherché à regarder le lien entre certains nutriments, comme l’azote, du phosphore, du potassium, etc., et le développement des organismes, des producteurs primaires au sein de ces milieux aquatiques, donc des organismes microscopiques que l’on appelle le phytoplancton. Ils se sont rendu compte qu’il y avait une relation positive entre la teneur en phosphore dans les lacs et la quantité de phytoplanctons dans ces mêmes lacs. Cette mise en évidence du rôle de cette ressource, le phosphore, est arrivée à un moment où le développement des activités humaines, l’urbanisation, le développement d’une agriculture plus intensive entraînaient une augmentation des apports de phosphore dans les milieux aquatiques de la planète. Cette augmentation du phosphore s’est traduite, dans un très grand nombre de cas, par un enrichissement énorme des algues avec parfois des explosions absolument non contrôlées, aboutissant à la fin à une mort de cette biomasse algale et arrivant parfois à quasiment la mort de l’écosystème. On passe ainsi d’eaux extrêmement claires en quelques décennies à des eaux très turbides et une réduction de toute la biodiversité de ces écosystèmes (voir figure ci-dessous).
Cet effet du phosphore a mis en évidence le rôle important des ressources. Mais si on regarde cette figure, qui met en évidence cette relation entre le phosphore et la biomasse algale, on peut aussi se rendre compte que la ressource n’explique pas tout. L’amplitude de la variabilité pour un même niveau d’apport en nutriments de la biomasse algale rencontrée dans les lacs est quasiment d’un facteur 10. Cette variabilité qui n’est pas expliquée pour les ressources représente à peu près la moitié de la variabilité totale de la quantité d’algues dans les écosystèmes lacustre.
2. L’hypothèse des cascades trophiques
Des chercheurs américains, dont Carpenter et Kidsshell et certains de leurs collègues ont proposé une hypothèse qui est nommée l’hypothèse des cascades trophiques. Afin de mieux comprendre cette hypothèse, j’ai réalisé le schéma ci-dessous, avec sur la partie gauche une illustration, une chaîne alimentaire avec 3 niveaux trophiques principaux : à la base, des producteurs primaires - des organismes microscopiques qui sont les phytoplanctons - eux-mêmes consommés par du plancton animal qu’on appelle le zooplancton - des organismes qui font quelques centaines de microns à quelques millimètres - eux-mêmes consommés par des poissons consommateurs de zooplanctons, des poissons planctivores.
Sur la partie droite du schéma, j’ai représenté une chaîne alimentaire à 4 niveaux trophiques : à la base, ce même phytoplancton, ensuite le zooplancton, les poissons planctivores auxquels s’ajoutent un nouveau maillon, le maillon des poissons piscivores. Si on reprend la figure de gauche, au sommet, vous avez des poissons planctivores qui peuvent se développer, ils n’ont pas de prédateurs et ils vont contrôler en retour le zooplancton et le maintenir à un niveau minimal dans l’écosystème. Ce zooplancton étant maintenu à un niveau assez faible aura assez peu la possibilité de contrôler le phytoplancton qui va pouvoir se développer de manière importante s’il y a beaucoup d’apports en nutriments, comme le phosphore dans les lacs. Si on prend maintenant le schéma sur sa partie droite, le système est dominé par des poissons piscivores en sommet de chaîne. Ces poissons piscivores contrôlent les poissons planctivores, qui, maintenus à des effectifs faibles dans les lacs, ne parviennent pas vraiment à contrôler le développement du zooplancton. Ce même zooplancton peut donc contrôler en retour le phytoplancton. Vous pouvez donc voir avec ce schéma, un peu caricatural, que pour un même niveau d’apport en nutriments, on peut avoir des lacs qui vont être avec une forte biomasse algale, donc des lacs très turbides, très verts, ou des lacs avec une faible biomasse algale, donc des lacs très bleus, très transparents.
3. Vérification de cette hypothèse
Cette hypothèse des cascades trophiques a été vérifiée expérimentalement assez fréquemment. Vous pouvez voir ci-dessous une expérience qui a été réalisée dans un petit de lac de la banlieue parisienne dans laquelle les chercheurs ont simulé des chaînes alimentaires plus ou moins grandes. Ils ont travaillé avec des systèmes à 2 niveaux trophiques principaux, des algues et du zooplancton. Des systèmes à 3 niveaux trophiques principaux, des algues, du zooplancton et des perches de première année qu’on appelle aussi des perches 0+. Elles ont plus de 0 an. Enfin, les systèmes à 4 niveaux trophiques : des algues, du zooplancton, des perches 0+ et des perches 1+, donc des perches qui ont plus de 1 an, qui sont passées à un régime piscivore, et dans le cas de cette expérience, un régime cannibale, elles consommaient des juvéniles de perche.
Vous pouvez voir sur la partie droite de ce schéma la biomasse de phytoplancton, ici représentée par une teneur en chlorophylle dans l’eau (la chlorophylle est le pigment contenu dans les algues qui nous permet en fait d’exprimer assez simplement la quantité de biomasse d’algues réalisée). La quantité de chlorophylle est plus forte dans les systèmes avec des poissons planctivores en sommet de chaîne, est moins forte dans des systèmes avec 2 niveaux trophiques, donc avec du zooplancton en sommet de chaîne, ou dans des systèmes à 4 niveaux trophiques, donc dans des systèmes avec des poissons piscivores en sommet de chaîne. Si maintenant, on repasse avec l’interaction entre ces cascades trophiques et les nutriments, on peut faire les prédictions suivantes.
Dans un système avec très peu d’apports en nutriments, on n'aura qu’un seul état d’équilibre possible. Il y a peu de ressources, donc il y a peu d’algues. C’est ce qui est représenté sur le schéma de droite. Si maintenant on augmente les apports en nutriments, par exemple en phosphore, dans ce système. On va pouvoir avoir 2 états d’équilibre alternatifs : des systèmes avec des eaux claires, qui sont représentés par les petites boules bleues à gauche, et des systèmes avec des eaux plus turbides, qui sont représentés par les petites boules bleues à droite. Ces 2 états d’équilibre, passage d’une eau claire à une eau turbide, sont associés potentiellement à la structure des chaînes alimentaires et à ce qui domine en sommet de chaîne, des poissons planctivores ou des poissons piscivores. Si on augmente encore les nutriments, il n’y a plus qu’un seul état d’équilibre possible, qui est un état d’eau turbide, donc très riche en algues.
Ca veut dire que si jamais on veut réduire la biomasse algale, ce qui est souvent une priorité pour des gestionnaires dans les milieux lacustres, on a 2 possibilités : d’une part, il faut réduire les intrants, il faut réduire les apports en phosphore, c’est ce qui se fait actuellement avec les stations d’épuration, etc. D’autre part, on peut jouer sur les chaînes alimentaires en essayant de favoriser des chaînes qui permettent un meilleur contrôle des phytoplanctons, par exemple des chaînes avec des piscivores. Ceci a été testé expérimentalement dans un lac de la banlieue parisienne. Dans les systèmes sans poissons, on a bien des algues qui se maintiennent toujours à un niveau très faible le long d'un gradient d’apport en phosphore, alors que lorsqu’on rajoute des poissons planctivores, ici des gardons, on a une augmentation de la biomasse d’algues avec l’augmentation de la teneur en nutriments dans le système.
4. Une réalité plus complexe
La réalité est parfois quand même plus complexe que celle décrite avec ces simples chaînes alimentaires. Pour vous illustrer cela, je vous ai proposé cet exemple d’une expérience dans laquelle on peut se rendre compte, sur la partie gauche du schéma, donc c’est la figure avec des diagrammes jaunes, que la biomasse du zooplancton est la même en présence ou en absence de poissons (figure ci-dessous). Pourtant, cette biomasse de zooplancton identique s’est traduite par une faible biomasse algale en absence de poissons et une forte biomasse algale en présence de poissons.
En fait, l’explication réside dans le fait que malgré le maintien d’une biomasse constante, la composition du zooplancton a changé. Dans les systèmes sans poissons, il y avait des petits crustacés qui appartiennent au groupe des cladocères, qui sont des filtreurs de quelques millimètres de long au maximum, mais qui sont des filtreurs extrêmement efficaces des algues, qui permettent d’exercer un très fort contrôle sur la biomasse algale. Ces cladocères sont des proies très appréciées par les poissons et l’augmentation de la charge en poissons planctonophages, en poissons planctivores entraîne une très forte réduction de ces herbivores. Cette réduction des herbivores est compensée par le développement d’autres herbivores moins efficaces, qui explique en fait l’augmentation de la biomasse algale en présence de poissons. On peut voir sur la partie droite, en orange, que pour la même biomasse de zooplancton, la capacité de filtration du zooplancton a été diminuée par 2 en présence de poissons. Donc on va passer d’eaux bleues claires à des eaux turbides et très vertes en jouant sur cette biomasse de poissons.
Alors, ceci indique que pour comprendre tous ces effets en cascade, on ne peut pas toujours rester sur des chaînes alimentaires. Il faut parfois aller beaucoup plus dans les interactions complexes qui relient en fait des centaines d’espèces entre elles et ces relations complexes sont en fait des milliers de liens. Bien évidemment, ces milliers de liens trophiques, c’est difficile de les comprendre, de les modéliser pour faire des prédictions, et les chercheurs vont avoir tendance à travailler sur des modèles plus simples. Pour passer entre la vision extrêmement simpliste de la chaîne alimentaire à la vision extrêmement complexe, probablement trop complexe, du réseau trophique réel, les chercheurs ont essayé de travailler avec des systèmes de complexités intermédiaires, qu’ils appellent parfois des réseaux fonctionnels. Ils essaient de regrouper les espèces ayant les mêmes fonctions au sein d’un réseau trophique en groupes fonctionnels qu’ils appellent parfois des espèces trophiques, qui jouent le même rôle dans les systèmes.
On peut ainsi passer d’un réseau trophique avec parfois plusieurs centaines d’espèces à un réseau fonctionnel avec une dizaine de groupes fonctionnels que l’on peut mieux interpréter et pour lesquels on peut mieux comprendre en fait l’issue de l’augmentation des ressources, de modifications de longueur des chaînes alimentaires, etc.
5. Autres exemples de cascades trophiques
Je vous ai parlé ici de cascades trophiques aquatiques, mais ces cascades trophiques existent dans un très grand nombre d’écosystèmes. La cascade trophique, si elle a souvent été décrite en milieux lacustres est une technique qui est maintenant utilisée pour améliorer la qualité des eaux. On parle de bio-manipulation. Par exemple, dans un certain nombre des milieux lacustres pour lesquels on avait toujours des eaux turbides malgré la réduction des apports en nutriments, on a parfois ajouté des poissons piscivores pour permettre un meilleur contrôle des algues. C’est une technique qui est efficace et qui est utilisée. Mais pour en revenir aux autres milieux, on s’est rendu compte que ces cascades trophiques existent aussi dans les milieux marins. Il y a par exemple l’exemple des îles Aléoutiennes. Sur les zones littorales des îles Aléoutiennes, on s’est rendu compte que la diminution de la loutre de mer entraînait une prolifération de l’oursin qui est une proie très appréciée par cette loutre de mer. Et cette prolifération entraînait en retour une réduction des forêts de kelp et une réduction très forte de la biodiversité de ces zones littorales. De même, on s’est rendu compte récemment, en milieu terrestre, dans le parc de Yellowstone, que la réintroduction du loup qui avait disparu avait entraîné une réduction du wapiti, donc le cerf américain, ou des migrations de ces wapitis dans des zones plus protégées, plus denses, dans des forêts plus denses que, donc l’augmentation des densités de loups avait induit in fine une augmentation de la quantité d’arbustes à petits fruits dans les systèmes du fait du départ de ces wapitis.