En ligne depuis le 18/06/2024
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Description
Jean-Paul Vanderlinden, professeur à l'Université Paris Saclay et l'Université Versailles St Quentin en Yvelines, aborde dans cette vidéo le discours sur le risque existentiel, sa nature, et les choix possibles face à ce risque.
Contexte
Cette vidéo fait partie de la leçon "Anthropocène et risque existentiel" du Bloc 5 "Éduquer pour former à/en/par l'anthropocène" (à destination des enseignants), du Socle commun de connaissances et de compétences transversales sur l'anthropocène (S3C).
État
- Labellisé
Langues
- Français
Licence Creative Commons
- Partage des conditions à l'identique
- Pas d'utilisation commerciale
- Pas de modification
Nature pédagogique
- Cours
Types
- Grain audiovisuel
Mots-clés
Contributeurs
Vanderlinden Jean-Paul
Professeur en études de l'environnement et économie écologique , UVSQ - Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Anthropocène et risque existentiel
Introduction générale
Pour cette leçon, je vais vous demander de commencer par fermer les yeux et imaginer quelque chose d'assez simple : une météorite qui vient frapper la Terre, l'anéantissant, ainsi que l'humanité au passage. Il s'agit d'un scénario que l'on retrouve dans différents films catastrophes : "Don't Look Up" en 2021, ou dans des films métaphoriques sur la difficulté de l'existence, tel "Melancholia" de Lars von Trier. Il s'agit de choses dont vous êtes, somme toute, plutôt familiers et familières.
Faisons à présent une autre expérience de pensée. Imaginons qu'une intelligence artificielle mal alignée, c'est-à-dire non alignée sur nos intérêts humains, prenne le pouvoir sur nos existences. Certains d'entre vous auront vu le film "Big Bug" de Jean-Pierre Jeunet. D'autres penseront à "Terminator" ou "Matrix".
Et maintenant, imaginons-nous dans un monde où le franchissement des limites planétaires bloque l'humanité dans un état de mal-développement définitivement.
Une sorte de retour permanent à l'âge des cavernes provoqué par l'irresponsabilité de notre génération, héritière d'un passé prometteur, mais décidée à ne pas laisser d'héritage.
Ces expériences de pensée ont en commun d'être imaginaires, de décrire des situations où le potentiel de l'humanité est fortement dégradé, réduit à zéro dans certains cas, et, plus important, de décrire des situations dont nous avons la capacité de nous sortir en les anticipant et en mobilisant nos rationalités pour poser les gestes qui s'imposent.
L'étude des risques existentiels nous révèle la nature de ces gestes, je pense.
Ces expériences de pensée sont duales. Elles parlent en même temps de la possibilité d'une perte immense, du moins, pour l'humanité qui est nôtre, et de la possibilité de poser les gestes qu'il faut pour que l'humanité suive son cours pleinement humain, dans le temps long, malgré les menaces énumérées.
Mon espoir, avec cette leçon, c'est qu'en apprenant à mettre les mots justes sur un anthropocène dont il est possible, mais pas du tout inévitable, qu'il menace l'existence même de l'humanité, nous soyons tous et toutes un peu plus capables de nous extraire de l'anthropocène écocide.
Avant de démarrer, soyons d'accord sur une chose : rien n'est joué.
Définitions
La communauté qui fait du risque existentiel son objet d'étude a dû travailler assez longtemps sur la définition de ce qu'est un risque existentiel. En effet, envisager la fin de l'humanité nous demande d'appréhender ce que l'on entend par "humanité".
Est-ce la disparition de l'espèce humaine de la face de la Terre ? Ou bien est-ce la disparition d'une idée de ce qu'est l'espèce humaine ?
Aujourd'hui, il est généralement admis que l'humanité est un potentiel, une idée que l'on s'en fait, et que c'est ce potentiel qui nous intéresse. La fin ou la réduction significative et définitive du potentiel de l'humanité est en soi la fin de l'humanité.
Ces considérations ont amené au développement de la définition que vous avez à l'écran et que je vais essayer d'expliquer. Le premier élément de cette définition qui demande un peu d'explications est l'expression "perte d'une grande partie de la valeur attendue". Sachant que l'on précise ensuite que la valeur peut être définie par les parties en présence.
L'idée, ici, c'est que la définition du risque existentiel repose nécessairement sur une image mentale. Si un aléa existentiel se réalise, nous ne serons plus vraiment là pour nous en occuper. Cette image mentale, on l'associe à des choses auxquelles on prête une valeur qui est consubstantielle à l'humanité pour nous : notre vie en tant qu'êtres biologiques, bien entendu, mais également, pour certains et certaines, notre potentiel de développement, y compris technologique, tandis que pour d'autres, ce pourrait être notre potentiel au bonheur, ou encore notre potentiel à prévenir ou apaiser la douleur d'autres humains, voire d'autres êtres sensibles. Vous voyez, l'humanité, cela couvre pas mal de réalités.
Les seconde et troisième dimensions de cette définition qui demandent à être précisées relèvent des échelles temporelle et spatiale. On considère qu'un risque n'est existentiel que s'il est global, c'est-à-dire uniquement si l'aléa touche l'ensemble de la planète. De la même façon, un risque n'est existentiel que s'il est pangénérationnel, c'est-à-dire que l'aléa affectera l'ensemble des générations à venir.
Il s'agit donc simultanément d'essayer de préciser ce que c'est d'être humain, question philosophique qui ne trouvera jamais de réponse définitive, et d'être capable d'envisager des échelles qui nous dépassent. Vous constatez assez facilement, je pense, que les expériences de pensée que nous avons conduites au début de la leçon relèvent de cette catégorie : risques existentiels. Les risques existentiels incluent assez naturellement le risque d'extinction de l'humanité. Ils comprennent également le risque que l'humanité ne parvienne pas à réaliser tout son potentiel. Nous nommerons "aléas existentiels" les dangers associés aux risques existentiels. Les aléas existentiels comprennent les frappes de météorites, un hiver nucléaire, l'intelligence artificielle mal alignée, les dangers systémiques mondiaux, telles l'accélération du changement climatique, l'érosion de la biodiversité ou les épidémies à l'échelle planétaire.
Doit-on s’intéresser aux risques existentiels ?
Outre les questions définitionnelles, l'étude du risque existentiel butte immédiatement sur la question de l'intérêt de l'exploration de cette catégorie de risques qui nous dépasse et qui semble, a priori, générer le découragement. Il s'agit là d'une question qui a deux dimensions : est-ce intéressant ? Et, si oui, pourquoi ?
L'intérêt du risque existentiel comme objet d'étude est parfois questionné sur la base d'argumentaires soulignant le caractère éphémère de toute vie sur la planète. La disparition des dinosaures est invoquée pour montrer qu'il n'y a pas de raisons scientifiques pour que l'humain lui-même ne soit pas appelé à disparaître. Cette approche de la question souffre de deux faiblesses, en réalité.
La première faiblesse consiste à invoquer des impératifs extérieurs à l'humain, par exemple, le caractère éphémère des espèces vivantes, pour justifier d'un choix qui, fondamentalement, est un choix moral fait par des êtres humains. Il est possible d'argumenter, mais je ne le ferai pas ici, que la morale n'a pas à trouver son origine à l'extérieur de l'humanité. Ce point est contentieux, en particulier lorsque l'on pense aux religions, mais je mettrai cela de côté ici, car nous serions emmenés trop loin des sujets et des enjeux anthropocènes.
Une seconde faiblesse de ce raisonnement tient au fait qu'il ne s'agit pas tant d'une question de présence ou d'absence de l'espèce humaine. Il s'agit plutôt d'une question de degré dans la longévité de l'espèce humaine. Une fin prématurée, aux échelles de temps biogéologiques, nous priverait du supplément de valeur, du supplément de potentiel associé à la durée, tout simplement.
Je prendrai donc pour acquis, pour la suite de cette leçon, que le risque existentiel est un sujet intéressant et que les aléas existentiels méritent pleinement d'être évités.
Cela m'amène à la deuxième question : pourquoi, précisément, est-ce intéressant ? Cette question est importante à plus d'un titre. D'abord, intellectuellement, on est en droit d'explorer ce qui fait l'importance de l'humanité pour nous autres, humains. Ensuite, et nous le verrons dans la seconde section, selon les raisons invoquées, le type d'aléa qui attire notre attention change, de même que les mesures d'atténuation à envisager et leurs potentiels correcteurs.
Pourquoi s'intéresser aux risques existentiels ?
Il existe quatre familles de raisons qui poussent les gens à souhaiter agir pour éviter l'occurrence d'un aléa existentiel.
La première famille de raisons, celle de l'hypothèse de très long terme, la plus anciennement explorée et débattue, repose sur une hypothèse agrégative sur le très long terme.
En suivant cette hypothèse, l'humanité a devant elle la somme des bonheurs cumulés sur plusieurs générations, on parle de dizaines de milliers de générations à venir, combinée à l'augmentation du potentiel de bonheur grâce aux progrès technologiques et en sagesse. Tout effort aujourd'hui est microscopique par rapport à l'immensité heureuse de ce qui nous attend. Pour les tenants de cette première famille de raisons, nous avons une responsabilité vis-à-vis du bonheur des très nombreuses générations à venir.
La seconde famille de raisons qui sont invoquées, celle de l'hypothèse de l'héritage transmis, tient à l'idée que nous aurions une responsabilité vis-à-vis des générations passées.
Ces générations se seraient battues pour que nous soyons là aujourd'hui. Nos parents, nos grands-parents, et toutes les personnes qui étaient là avant ont souffert, ont fait des efforts, des sacrifices, pour que nous soyons là à notre tour. Renoncer à un futur en négligeant les aléas existentiels reviendrait à trahir l'ensemble de ces générations passées.
La troisième famille de raisons, celle de l'hypothèse de l'unicité face au cosmos, tient à la responsabilité que nous aurions vis-à-vis du cosmos, dans l'hypothèse de l'unicité terrestre de la vie intelligente dans l'univers. Nous serions la seule forme de vie intelligente de l'univers, et il serait absolument inacceptable que nous nous négligions, rendant ainsi l'univers définitivement muet.
Ces trois premières familles de raisons ont toutes pour caractéristique d'invoquer des choses qui nous dépassent un peu : des horizons temporels de plusieurs millénaires, des situations cosmiques où nous serions uniques. Quel fardeau ! En outre, beaucoup observent que de telles échelles, de tels enjeux, ne sont pas les meilleurs moteurs de l'action.
Une quatrième famille de raisons qui justifient de lutter contre le risque existentiel est plus pragmatique et plus accessible. Je la nommerai hypothèse de la nécessité de minimiser la souffrance. Cette hypothèse est directement inspirée d'une éthique que l'on appelle contractualisme moral. Il s'agit de considérer que nous avons une responsabilité pour nos contemporains et nos proches descendants, qui est de minimiser les souffrances ressenties.
À ce titre, l'évitement des aléas existentiels se justifie en raison de la douleur qu'un aléa imposerait à l'humain, voire à l'ensemble des êtres sensibles. En tant que moteur de l'action, cette dernière catégorie semble, a priori, plus accessible dans un quotidien, à échelle de vie humaine.
Risques existentiels non anthropocène et anthropocène
Une étude soignée de la littérature sur le risque existentiel, dans un article de Karin Kuhlemann, pour être précis, montre de façon intéressante que les aléas existentiels les plus spectaculaires sont ceux qui génèrent le plus d'intérêt scientifique et politique : météorites, hiver nucléaire, intelligence artificielle mal alignée... En outre, ce sont précisément les aléas pour lesquels la technologie humaine est centrale, soit en en étant à l'origine : hiver nucléaire, soit en étant au cœur des solutions à proposer : dévoiement de météorites.
L'intérêt porté à ces risques existentiels que Kuhlemann qualifie de "sexy" repose sur les trois premières hypothèses que j'ai présentées : hypothèse de très long terme, hypothèse de l'héritage transmis, hypothèse de la responsabilité face au cosmos. Elle établit, Kuhlemann, un lien entre justification de l'intérêt et type de risques retenu en vue de mesures éventuelles d'atténuation, mesures d'atténuation où les solutions technologiques prennent le pas sur les changements de comportement.
Or, les risques existentiels que fait peser l'anthropocène ne relèvent pas de ces catégories. Il s'agit d'aléas lents à se déployer, systémiques, ennuyeux à analyser, diraient certains, tout sauf spectaculaires dans le quotidien. Il s'agit d'aléas qui ne génèrent que peu d'intérêt en termes de risque existentiel. De la même façon, l'anthropocène et ses impacts font peser une menace où ce qui domine, c'est la dolorosité des processus. L'humanité pourra peut-être perdurer, le risque ne sera peut-être pas existentiel au sens d'un hypothèse de très long terme, par exemple. Il s'agit de risques existentiels qui doivent être combattus en invoquant la nécessité de minimiser la souffrance. Les risques existentiels associés à l'anthropocène appellent un combat à taille humaine, à condition de les cadrer pour ce qu'ils sont avant tout : une source de grande souffrance.
Cela peut et doit nous rendre optimistes, car lutter contre la souffrance est fondamentalement humain.
Que conclure de cette excursion dans les sciences du risque existentiel ?
Si j'ai présenté ces différentes façons de conceptualiser le risque existentiel, c'est pour essayer de mettre en perspective différents éléments de discours contemporains sur la nature existentielle des désordres de l'anthropocène.
Lutter contre les désordres de l'anthropocène ne se résume pas à sauver l'humanité ou le vivant d'une disparition liée à l'atteinte des limites planétaires, par exemple. Il s'agit, je le pense en tout cas, prioritairement de travailler à réduire la souffrance associée à ces désordres. Il s'agit d'être humain, et donc d'être en empathie avec l'autre, humain et autre qu'humain, touché encore plus que nous par l'anthropocène. C'est en visant cette souffrance réduite, ce soin, en cultivant la solidarité, que l'évidence de la nécessité d'agir peut émerger. Il s'agit donc de cultiver, chez les enfants par exemple, la capacité à l'empathie, puis de la mobiliser en agissant. C'est alors que l'humanité sera doublement sauvée : sauvée dans sa dignité et sauvée dans sa durée. Il ne s'agit pas d'envoyer l'humanité sur Mars pour la sauver d'elle-même, dans la douleur des voyages interplanétaires imaginés.
Il s'agit pour l'humanité de se sauver en étant capable de conserver des caractéristiques aussi fondamentales que l'empathie, la solidarité et la conscience que nos actions s'inscrivent dans un écheveau de conséquences que nous sommes en mesure d'appréhender en dépit de la complexité, dont nous sommes responsables de minimiser la dolorosité pour et avec l'autre.