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Description

Jean Paul Vanderlinden, professeur à l'Université Paris Saclay et l'Université de Versailles St Quentin en Yvelines, soulève dans cette vidéo (9'49) la question de l’origine de la connaissance mobilisée pour faire face aux désordres de l’anthropocène. La mobilisation des concepts de colonialité, d'épistémologie du Sud, et d'injustice épistémique permet de penser une alternative sur le front des connaissances, complémentaire aux sciences occidentales.

État
  • Labellisé
Langues
  • Français
Licence Creative Commons
  • Partage des conditions à l'identique
  • Pas d'utilisation commerciale
  • Pas de modification
Nature pédagogique
  • Cours
Types
  • Grain audiovisuel
Mots-clés
anthropocènepensée critiquesociétés
Contributeurs

Vanderlinden Jean-Paul

Professeur en études de l'environnement et économie écologique , UVSQ - Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

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Action sous anthropocène

Jean-Paul Vanderlinden

Professeur à l'Université Paris Saclay et l'Université de Versailles St Quentin en Yvelines

Introduction générale

Il existe une critique de l’anthropocène comme concept attribuant à l’ensemble de l’humanité la responsabilité des désordres environnementaux contemporains. Or, il est admis aujourd’hui que l’ensemble de l’humanité n’est pas responsable. Les désordres environnementaux sont le résultat des flux matériels liés à la croissance économique de l’occident moderne et à la diffusion de son modèle. Ces flux matériels sont le fait de l’occident, et lui ont essentiellement bénéficié. La croissance économique associée est elle-même consubstantielle à la modernité occidentale.

En suivant cette ligne de pensée, on dit que le concept d’anthropocène est indûment occidentalocentré : il réduit l’humanité dans son ensemble à l’occident et sa modernité. En fait, beaucoup défendent aujourd’hui la thèse que la relation du monde occidental avec le reste du monde, humain et autre qu’humain, est au cœur des enjeux associés à l’anthropocène.

L’occidentalocentrisme se manifeste de façon fondamentale à d’autres niveaux, et notamment au niveau des connaissances mobilisées en vue d’une action. C’est de cela dont il sera question ici.

Concepts centraux

Une question centrale de l’action face à l’Anthropocène est donc celle de la connaissance que l’on mobilise pour guider cette action. Or là aussi un occidentalocentrisme, le fait de prêter à l’ensemble de l’humanité les caractéristiques de l’occident moderne, mérite une mise en perspective.

Afin de mener à bien cette mise en perspective, je vais présenter une série de concepts. Le premier concept est celui de décolonialité, le second concept est celui d’épistémologies du Sud, et le troisième concept est celui de justice épistémique. Je serai nécessairement trop bref.

Ces trois concepts sont centraux lorsque l’on souhaite réfléchir à la dimension épistémique de la relation que le monde occidental entretient avec le reste du monde, que le monde occidental entretient avec les désordres environnementaux.

Colonialité

Je commence donc par le concept de colonialité. Afin de bien saisir le concept de colonialité il est nécessaire de le distinguer clairement de celui de colonialisme. Le colonialisme consiste à l’assujettissement d’une population par un colonisateur. Il s’agit de soumettre ces populations, leurs corps, leurs temps, leurs géographies, leurs lieux de vie, à l’autorité formelle d’un agent dominant ou de son représentant.

Le retrait de ce rapport organisé, formalisé, de domination est ce qui a été appelé la décolonisation. Or si le retrait des institutions du colonialisme, et les indépendances associées sont fondamentales, le colonialisme a des impacts au-delà de l’organisation politique du contrôle d’un territoire et de sa population. C’est là qu’intervient le concept de colonialité.

Le concept de colonialité recouvre les différentes façons dont le colonialisme a été internalisé par les populations colonisées et colonisatrices. Cette internalisation a pour conséquence de présenter comme naturelles des choses qui sont fondamentalement le produit des cultures occidentales qui ont mis en œuvre la violence coloniale. Le concept de colonialité couvre, en quelque sorte, les éléments du colonialisme qui perdurent au-delà de la décolonisation.

Il s'agit donc de nommer le modèle qui découle du colonialisme. Ce modèle définit la production de connaissances, la culture, le travail et les relations entre individus et groupes. Il s’agit de nommer, d’identifier, les structures et pratiques dérivées du colonialisme. Il s’agit également de reconnaître que ces structures continuent d'influencer les institutions et les relations sociales dans le présent, même si elles proviennent d'une époque que beaucoup considèrent aujourd'hui comme révolue.

Envisager la colonialité comme concept permet de mettre en débat la portée universelle des théories et des concepts occidentaux en les renvoyant aux conditions politiques, historiques et géographiques de leur production. Cela permet ainsi d’envisager la remise à l’ordre du jour des formes de savoir ayant été historiquement marginalisées. L’enjeu du savoir est suffisamment central à la question de la colonialité, que souvent l’expression « décolonisation du savoir » a été utilisée comme synonyme de « décolonialité, » tout court.

C’est en mobilisant les concepts de colonialité et de décolonialité qu’il devient possible d’envisager l’action sous anthropocène en se dégageant de la façon de savoir, en se dégageant de la façon d’être au monde, occidentale, qui en est à l’origine.

Il est fondamental ici de clarifier que le concept de (dé)colonialité trouve son origine surtout dans les travaux d’intellectuels autres qu’occidentaux. Le concept a été développé par Aníbal Quijano, sociologue péruvien, puis étendu par une série de chercheurs dont notamment Nelson Maldonado-Torres (Puerto-Rico), Sylvia Wynter (Cuba, Jamaïque), Walter Mignolo (Argentine), Maria Lugones (Argentine) et pour la francophonie, dans une généalogie élargie du concept, Aimé Césaire et Frantz Fanon (France, Martinique).

Il s’agit d’une pensée du « Sud », le « Sud » recouvrant ici les pays qui lors de l’expansion coloniale occidentale se sont retrouvés sous le contrôle direct ou indirect de métropoles européennes – à ce titre il n’est pas nécessairement absurde d’inclure dans ce « Sud, » subalternisé par les puissances coloniales, les peuples colonisés de l’Arctique. Il s’agit bien d’un Sud symbolique.

Epistémologies du Sud

L’émergence, au « sud, » d’une production intellectuelle autonomisée du colonialisme et de son héritage a été identifiée par Boaventura de Sousa Santos comme un moment charnière marquant la « Fin de l’empire cognitif » de l’occident et la reconnaissance d’« épistémologies du Sud. »

Comme vous le voyez sur la diapositive, définir le concept d’épistémologie du sud demande un soin, une précision certaine dans la relation des épistémologies du sud aux savoirs occidentaux. Je vais prendre la liberté de lire à haute voix et lentement la diapositive que vous avez sous les yeux : l’idée d’épistémologies du Sud, formulée dans les années 2000, vise à nommer et à mettre en évidence les savoirs anciens et contemporains détenus par des groupes sociaux qui ont résisté à la domination occidentalocentrée moderne. La science moderne occidentale est reconnue comme un type de connaissance valable (et précieux), mais pas comme le seul type de connaissance valable (et précieux) ; la possibilité de l'interconnaissance et de la traduction interculturelle y est reconnue.

Récapitulons où nous en sommes :

Revenons un instant à l’anthropocène. Rappelons-nous que l’anthropocène est essentiellement de la responsabilité de l’occident, de sa façon d’appréhender le monde, de sa façon d’être au monde. Rappelons que cette façon d’être au monde s’est diffusée lors d’une période historique de grande violence appelée colonialisme, période dont l’héritage aujourd’hui est appelé colonialité. Si nous nous souvenons de tout cela, alors il peut sembler fondamental que l’action sous anthropocène se libère de l’emprise de cette colonialité. Une telle libération passe précisément par la mobilisation des épistémologies du sud. Une telle démarche peut être interprétée comme une forme de « remise à l’heure des pendules », une forme de justice.

Injustice épistémique

Cette forme de justice tient justement du dernier concept que je souhaite partager avec vous, celui d’injustice épistémique. Le concept d’injustice épistémique a émergé du constat que dans de nombreux cas, l’expérience des catégories humaines subalternisées n’était pas reconnue comme légitime. La parole des femmes harcelées ou violées n’était pas entendue, leur expérience niée en tant que référence légitime. L’histoire des pays africains, y compris l’histoire coloniale, est écrite par des occidentaux parlant à des occidentaux. Les programmes de lutte contre l’extrême pauvreté sont conçus et mis en œuvre sans relation aucune avec l’expérience de la grande pauvreté, sans écoute de la parole des personnes vivant en situation de grande pauvreté et relatant leur expérience. Les exemples d’injustice épistémique abondent.

L’injustice épistémique fait précisément référence à cette « catégorie distincte de torts, à savoir ceux dans lesquels des personnes est ingénument déclassée et/ou désavantagée en raison de leur statut de sujet épistémique. » Un sujet épistémique, c’est un sujet producteur de connaissance qu’il ou elle est en mesure de mobiliser notamment pour relater son expérience, pour l’interpréter, et dans le cas qui nous intéresse, pour infléchir un cours du monde qui n’est plus satisfaisant, le cours de l’anthropocène.

Action sous anthropocène et connaissance

Nous arrivons enfin à l’idée force de la leçon. Si une action contre les désordres de l’anthropocène doit être envisagée, il semble fondamental d’être en mesure de :

  • S’extraire de la colonialité. En effet, la colonialité fixe les individus et les groupes dans la matrice occidentale moderne même de l’anthropocène. Il faut ouvrir la possibilité de chercher hors de l’occident colonial les solutions face aux désordres qui lui sont intimement liés – non pas dans une dynamique de rejet mais dans une dynamique de recherche de complémentarités ;
  • Mobiliser les épistémologies du Sud afin d’ouvrir les possibilités en matière de connaissances mobilisées et de façons d’être au monde associées. Ce sont ces épistémologies du sud qui semblent porter davantage la promesse d’un rapport apaisé de l’humanité avec sa matrice de vie – elles contribuent, ces épistémologies, à la recherche de complémentarités ;
  • Faire preuve de justice épistémique. Il s’agira d’accepter que les expériences et les connaissances des premiers affectés soient pleinement reconnues, sachant que les premiers affectés sont souvent des personnes dont les conditions d’existence sont les plus dégradées, précisément en raison de la colonialité.

En reconceptualisant ainsi notre combat contre les désordres de l’anthropocène, nous nous placerons dans une position distanciée pour penser notre action, nous nous placerons dans une position de pratiquer une réflexivité féconde dans l’action.

Je vous remercie vivement pour votre attention.